Objet etbien-être ?

Quand on parle de design, la réaction courante et habituelle est de faire réfé-rence à des objets, même si le design ne produit pas uniquement des objets au sens strict du terme. A contrario de l’architecture les projets sont attachés à des lieux via la conception d’un espace, c’est à partir d’un monde pensé en tant qu’objet que le design s’inscrit 1. Autrement dit, le design produit des « objets » qui, imaginairement du moins, peuvent être pris ou tenus dans la main, dont les contours sont définis et dont le caractère est d’être mobile, déplaçable, trans-portable, transférable, et non assigné à un lieu, en quelque sorte non attaché.Ces « objets » sont conçus en vue d’un mieux-être et d’une vie plus confortable. Cette question du bien-être, toujours présente au cours des civilisations, a concer-le designer dès le xixe siècle. La participation de l’artiste et du designer au pro-grès industriel s’est le plus souvent accompagnée d’une réflexion critique concer-nant les effets parfois désastreux du développement industriel sur les modes de vie et les conditions sociales. Les transformations technologiques associées à une vo-lonté hygiéniste et éducative ont suscité l’invention de nouveaux objets ou de nou-velles conceptions de l’habiter, visant à améliorer les conditions de vie, d’habitat et de travail. Les posséder démontrait aussi un statut social et un niveau de richesse et de distinction tout autant qu’une position hédoniste de recherche de confort. Les objets domestiques ainsi que l’organisation fonctionnelle de l’habitat sont deve-nus un terrain de recherche privilégié, au point de développer le champ spécifique des « arts ménagers » dans lequel les designers intègrent des paramètres ergono-miques tout autant qu’esthétiques. Si le confort permet d’adoucir la vie quotidienne, le bonheur pour tous reste un objectif à atteindre. En ce sens, on peut dire que la démarche de design est portée par l’utopie du bien-être. L’exposition Comfort de Konstantin Grcic 2 ou l’ouvrage L’idée de confort 3, une anthologie publiée récem-ment, témoignent de l’intérêt et de la récurrence de cette préoccupation.

Le canapé et la figure du bien être

L’objet canapé est la figure du confort par excellence. Issu d’une longue tradi-tion gréco-romaine et des sofas orientaux, il trouve ses lettres de noblesse dès le xviiie siècle il trône dans le salon. À la même époque, les maîtres tapissiers déve-loppent de nouvelles techniques de rembourrage pour une meilleure élasticité 4 de l’assise et une souplesse d’adaptation au corps. À l’heure actuelle, il continue de représenter le bien-être tout autant qu’il est outil et signe de socialité. Les gags du canapé qui ponctuent chaque épisode de la série animée les Simpson 5, dont la force critique est indéniable, témoignent de la place emblématique que cet objet conserve.

Le canapé Ploum objet I est porteur de cette histoire, dans ses intentions et dans ses formes. Il permet de saisir combien la notion de bien-être est un moteur pour concevoir des objets en utilisant des technologies performantes 6. Il le doit à la com-binaison de deux matériaux : un revêtement textile hyper stretch et des mousses très souples. Le textile stretch est mis en tension par des points de tirage qui font points de capiton. Ils sont ajustés manuellement pour compresser les couches de mousse (dont la dernière épaisseur est à mémoire de forme). La forme capitonnée qui résulte de ce travail de tapisserie réactive la grande tradition tapissière de l’as-sise. Formes et proportions ont été étudiées pour permettre au corps d’adopter différentes postures sur cette surface molle et textile, sans rencontrer d’aspérité. Souplesse d’usage et confort sont ici associés dans un même objet.

Fonction, forme

La forme et la fonction ont toujours été étroitement associées au point que toute l’histoire du design depuis le xixe siècle a été traversée par un aphorisme qui prenait parfois valeur de diktat : La forme suit la fonction. Cette formule est issue d’une ré-flexion de l’architecte américain Louis Sullivan 7 qui s’interrogeait sur la construc-tion d’immeubles de bureaux de grande hauteur. Il devenait nécessaire à ses yeux, pour construire des gratte-ciels, de se défaire des ordonnancements traditionnels. La relation entre la forme et la fonction était pour lui une conjonction entre l’inno-vation technique de l’ascenseur, les investissements économiques, et les gabarits de hauteur hors norme 8.

Cette relation forme-fonction stimule l’imagination des architectes et des desi-gners, pour lesquels la fonction d’un objet et son usage sont des éléments d’ana-lyse primordiaux. Elle permet de saisir, en regard d’une adaptabilité ou d’un confort plus grand, la pertinence d’un matériau ou d’une technique et de la forme qui en découle.

À ce titre, les objets peuvent s’appréhender comme des outils qui permettent un certain type d’action ou de pratique, qu’ils appartiennent à la sphère profession-nelle, domestique ou décorative. La démarche sémio-mythologique 9 d’observa-tion et de description est le plus souvent utilisée pour décrypter les objets qui se fabriquent. Elle permet de saisir combien la relation forme-fonction est de nou-veau problématique à l’heure les technologies numériques et les nano techno-logies produisent de l’invisibilité et que de nombreuses fonctions sont contenues dans un même objet ou un même matériau.

Force est de constater que les technologies d’une époque et les usages qui en dé-coulent font apparaître de nouvelles typologies d’objets qui peuvent parfois être énigmatiques en regard de leur fonction. Le lien qui existe entre la forme et la fonc-tion renvoie toujours à une possible disjonction. Sur un mode ludique, à l’appui d’un jeu de devinette sur des objets, Kesako objet S démontre combien d’un point de vue habituel, la fonction est importante pour comprendre les formes. Des objets simples voire des gadgets, souvent incompréhensibles à première vue, sont lisibles quand on découvre leur fonction. A contrario, l’enceinte Echo objet V brouille la reconnaissance de la fonction. En effet, l’enceinte a la forme d’un micro classique posé sur un pied. Plutôt que capteur de sons, le micro est devenu diffuseur de sons (une bande sonore du musicien Sébastien Roux), comme si le flux sonore était in-versé. Ce qui pourrait se traduire par « attention, la forme ne suit pas toujours la fonction ! ». En d’autres termes, la relation forme et fonction n’est pas établie sur un mode définitif, et trouve à se renouveler au-delà des archétypes en vigueur. Par exemple, le Bacsquare objet r est un sac léger, pliable et transportable grâce à son matériau de Batyline objet T. Il est conçu pour cultiver des herbes aromatiques ou planter des arbustes à l’intérieur comme à l’extérieur. Le « mode d’emploi » de ce contenant textile facilite la culture des plantes dans des milieux moins propices et sur des surfaces restreintes. Il fait référence à d’autres archétypes liés à la légè-reté et à la mobilité, à l’opposé du traditionnel pot en terre cuite qui peut paraître lourd et immuable.

La compréhension de la relation forme-fonction reste pertinente à la condition de prendre en compte non seulement le choix de tel ou tel matériau ou de telle ou telle technologie, mais aussi le contexte d’usage d’une fonction. Les nouvelles techno-logies nous amènent sur un terrain très fourni à ce sujet. Quelle forme donner à un outil de mémoire ou de calcul qui englobe beaucoup de fonctions ? Pourquoi les nouveaux assistants domestiques robotisés devraient-ils avoir une forme humaine ou animale ? Comment rendre perceptibles des phénomènes invisibles comme le flux électro-numériques ? Autant de questions qui nous font savoir que cette rela-tion forme-fonction relève d’un imaginaire social et collectif dont le design se fait l’interprète. Cet imaginaire se renouvelle par un processus continu de création, as-sumé en partie par le designer, s’imaginent les usages, les rites et les liens.

Obsolescence

Les inventions et les transformations techniques d’une part, la mode ou le style d’une époque d’autre part, appellent à un renouvellement permanent. Les avan-cées technologiques, qui souvent apportent de nouvelles fonctionnalités, trans-forment les capacités et les modalités d’action d’un objet. Censées améliorer les conditions de vie ou faciliter une utilisation, elles agissent sur la notion de confort qui trouve sans cesse à se redéfinir. Par exemple, confier des tâches fastidieuses à des machines, un enjeu quant au bien-être, a des conséquences phénoménales sur les modes de vie. L’outil aspirateur objet s, comme bien d’autres outils do-mestiques ou professionnels, sert à la démonstration. Non seulement, il a délogé le balai et le balayeur, mais au-delà d’être un contenant à poussière, traîné, pous-sé, tiré, il est devenu un robot domestique muni de détecteurs et programmé. Ces évolutions, souvent convaincantes en termes d’amélioration et de confort, incitent à renouveler les modèles. Les différentes générations d’objets, ici d’aspirateurs, tombent régulièrement sous le coup d’une obsolescence. Traitant de la durée de vie d’un objet ou de son inadéquation dans le temps, l’obsolescence est souvent perçue comme néfaste parce qu’elle incite à plus de consommation. L’obsolescence programmée représente alors dans de nombreuses critiques la version la plus cy-nique d’une production industrielle capitaliste. En 1963, dans un article magistral Richard Hamilton 10, le père du Pop Art, problématise cette obsolescence entre la naturelle, celle liée à la performance technique, et l’artificielle, celle liée à la mode. Tout en remarquant le risque à changer fréquemment pour des modifications su-perficielles, il met l’accent à la fois sur le plaisir de la consommation et sur le cy-cle nécessaire à une industrie pour se maintenir. Il indique par ailleurs qu’un design de haut niveau, comme le Good Design défendu à cette même époque, permet de déjouer cette obsolescence. On voit par là, que ce qui pousse à créer et à consom-mer de nouveaux objets est question de mode, sans aucun doute quand il s’agit de rester dans l’air du temps et d’être à la mode comme il en est pour l’habillement, les vêtements et les accessoires. En même temps, être dans l’air du temps, c’est être en relation avec son époque, ses inventions et ses technologies, ses phéno-mènes sociaux, économiques ou politiques, en fait avec ce qui ressort de la culture d’une époque. À l’heure actuelle, l’obsolescence, programmée ou non, est deve-nue un enjeu pour les designers et l’industrie, compte tenu de préoccupations en-vironnementales cruciales et des risques d’une consommation accrue des trésors de la planète (matériaux, énergie, etc.). Les réflexions sur le cycle de vie d’une pro-duction, sur son entretien, son recyclage, ses possibles réparations et remises en service font partie intégrante du cahier des charges d’un projet. Sans en être le maître, on constate que le design est traversé depuis toujours par ces préoccu-pations, et que l’obsolescence est un champ de recherche que les designers sou-tiennent très explicitement.

Objet ouvert, objet connecté

À l’heure actuelle, on assiste à une nouvelle approche de l’objet liée à un change-ment technologique profond qui transforme les usages tout autant que les typo-logies d’objets. Ceux qui existent déjà ne disparaissent pas. Le guéridon objet U, la housse pour casque d’écoute objet Q, le fauteuil objet u, le canapé objet I,… la liste est longue d’objets que l’on peut qualifier de définitifs au sens d’une forme établie et résolue. Ces objets sont vus en termes d’objets fermés dont on repère les contours formels et les limites. Cependant, la possibilité d’intégrer des technolo-gies, soit de captation ou de diffusion de data, soit d’automation, donne aux objets une autre étendue, liée aux échanges qu’ils proposent. Plutôt que fermés, ils sont vus en termes d’objets ouverts 11 ou en relation. Meuble d’écoute pour tablettes ou smartphones objet P, les télécommandes, les systèmes de gestion d’énergie (le wi-ser) objet R ou les enregistreurs de qualité d’air objet i l’auto-cuiseur objet q les luminaires objet p sont des objets sensibles aux différents flux qui traversent un mi-lieu (domestique ou professionnel, urbain ou non…). Ils impliquent pour exister une connexion avec d’autres objets et ils rentrent en interaction avec l’utilisateur.

Les objets informent, réagissent, analysent, enregistrent, transmettent, gèrent les flux, commandent, se connectent, se déconnectent… Conscient de cette trans-formation, le projet Atmosphères 12 recherche un plus de confort en développant des principes d’objets qui utilisent ou contrôlent des flux le plus souvent inaperçus. Nous sommes entrés dans une nouvelle période, dans ce monde ouvert, open, plus que des objets nous voyons apparaître des dispositifs ou des agencements qui renvoient le design à des problématiques d’environnement et font du designer un constructeur d’atmosphère 13.

Notes

1. Ce point de vue relève d’un débat philosophique majeur sur la notion d’objet que nous ne pouvons aborder ici.

2. Comfort, exposition à la Biennale internationale design de Saint-Étienne 2010, commissaire : Konstantin Grcic.

3. Sous la direction de Tony Côme et Juliette Pollet. L’idée de confort, une anthologie. Du zazen au tourisme spatial. Paris : Éditions Centre national des arts plastiques, éditions B42, 2016.

4. Voir le passionnant chapitre v de Siegfried Giedion. « Mécanisation et environnement humain ». In La mécanisation au pouvoir. Paris : Centre Georges Pompidou/CCI, 1980, pp 233-421.

5. Dans la série télévisée Les Simpson chaque séquence d’introduc-tion (avant générique) se termine par un « gag du canapé ». Après des situations diverses, différentes pour chaque épisode, et plus ou moins rocambolesques, la famille Simpson se rassemble sur le canapé du sa-lon pour regarder la télévision. Aujourd’hui plus de 600 gags sont ré-pertoriés : www.simpsonspark.com

6. Ce que décrivent les designers Ronan et Erwan Bouroullec dans l’ouvrage : Sous la direction de Tony Côme et Juliette Pollet. L’idée de confort, une anthologie. Du zazen au tourisme spatial. Paris : Éditions Centre national des arts plastiques, éditions B42, 2016, pp 263-269.

7. « La forme suit toujours la fonction, telle est la loi » est la formule de Louis Sullivan dans son article The Tall office building artistically consi-dered (1896) « De la tour de bureaux artistiquement considérée ». In Form Follows function. Éditions B2, coll. « Fac-Similé », 2011, 80 p.

8. « Comment donnerons-nous à cet empilement stérile, à cet assem-blage grossier, dur et brutal, et à cette austère et curieuse expres-sion de conflits sans fin, la grâce de hautes formes de sensibilité et de culture, fondées néanmoins sur les passions les plus basses et les plus féroces ? Comment proclamerons-nous, depuis le sommet étourdis-sant de cet étrange faîte moderne, le paisible évangile du sentiment, de la beauté et le culte d’une vie supérieure ? » ibid., p. 28.

9. Roland Barthes en reste le maître « incontesté ». Roland Barthes. Mythologies. Paris : Édition du Seuil, coll. « Essais », 1957, 256 p.

10. Richard Hamilton. « artificial obsolescence ». In Product de-sign ingineering (janvier 1963) in Richard Hamilton Collected Words 1953·1982. Hardcover, Thames and Hudson Ltd, 1982.

11. Andrea Branzi avec la collaboration de Marilia Pederbelli. « L’éclipse des objets » in Qu’est-ce que le design ?. Adaptation française Catherine Bodin-Godi et Cécile Breffort. Gründ : 2009, pp 274-279.

12. « Atmosphères », carte blanche du VIA, est décrit dans le chapitre Les designers développent une recherche de cette application.

13. Les philosophes comme Peter Sloterdijk, Yves Michaud ou Bruce Bégout permettent très largement de construire cette réflexion.

objet et bien être ?