Entretien avec
Jean-François Dingjian
et Eloi Chafaï
mai 2016
La recherche et la pratique 05:57
Les conditions de la recherche 01:40
Les territoires de la recherche 03:59
Recherche et innovation,
la différence 04:14
Objet et bien-être 03:55

Normal Studio
Atmosphères.

Une nouvelle approche
non standardisée du confort.

Dans le cadre d’un programme de recherche, le VIA 1 a donné en 2015
une « carte blanche » 2 à l’agence Normal Studio et lui a attribué une
bourse de recherche pour développer un projet de caractère prospectif.
Cherchant à relier environnement et confort dès lors que l’utilisation
des technologies est maîtrisée avec pertinence, Normal Studio déjoue
les normes autant que les comportements établis et propose une nouvelle
définition du confort. Leur approche se veut non invasive et responsable.
Ils conçoivent l’habitat, non plus comme un milieu clos et hermétique,
mais comme faisant partie d’un environnement poreux et fabriqué
techniquement et culturellement. Leur recherche permet d’imaginer
une nouvelle approche de l’habitat. Les objets qui le peuplent deviennent
des objets actifs qui agissent et réagissent à différents facteurs physiques
ou climatiques, comme le son, la lumière, la température et le flux
numérique. Ils ne conçoivent pas de nouveaux objets, mais ils partent
d’une typologie d’objets existants (meuble, luminaire, miroir et mur)
qui vont littéralement « domestiquer » des technologies.

Cette recherche a fait l’objet d’une publication sur catalogue 3 et dans
des expositions 4. Sont repris ici les textes du catalogue qui décrivent
les attendus de cette recherche et les objets produits. Dans ce cadre
les objets ont le statut de prototypes. Quand ils nomment leur recherche
Atmosphères, les designers de Normal Studio affichent clairement leur
position. Leur vision sociétale du design s’articule au désir et à la volonté
de penser le design en terme d’environnement. Non seulement parce qu’ils
sont conscients de participer à la construction d’un environnement,
mais aussi parce qu’ils soutiennent la nécessaire prise en compte
des questions environnementales qui se posent, à l’heure actuelle,
de manière cruciale. À partir de ce postulat, leurs objets inventent
des solutions ancrées dans un principe d’économie énergétique. Chez
eux, l’innovation n’est pas table rase et les nouvelles technologies ne sont
pas une obsession. Ils s’attachent à les connaître pour les intégrer à bon
escient. Loin d’être des dream products, Rafraîchisseur, Capteur, Diffuseur
et Piégeur sont fondés sur des procédés technologiques réels associés
aux savoir-faire des entreprises. Ils ont une réalité dans l’usage dont
on peut se saisir pour aller vers des produits de consommation courante.
Jean-François Dingjian et Eloi Chafaï font de cette recherche une méthode
qui les engage dans la conception et le développement à venir de nouvelles
typologies d’objets domestiques.

1. Valorisation de l’innovation dans l’ameublement.
VIA est une association loi 1901 créée en 1979 par
le Comité de Développement des Industries Françaises
de l’Ameublement (CODIFA) avec le soutien du Ministère
de l’Industrie. Il a pour vocation de valoriser
et de promouvoir la création française dans le secteur
du design appliqué au cadre de vie (mobilier, luminaires,
art de la table, accessoires de décoration, tapis, textile
d’ameublement, etc.), tant en France qu’à l’étranger.
Son programme d’action s’adresse à l’ensemble de la
profession : groupes industriels, petites et moyennes
entreprises, artisans, éditeurs, distributeurs, métiers
de la création, ainsi qu’au grand public (programme
d’expositions) et aux secteurs d’activité proches :
création contemporaine, art, mode…

2. Les « Cartes Blanches » offrent aux industriels,
aux éditeurs et aux distributeurs, l’opportunité de
découvrir et de rencontrer les talents qui créeront
le cadre de vie de demain. En général, il s’agit pour
les designers retenus, d’élaborer un programme
d’aménagement de nos activités quotidiennes fondé
sur de nouveaux comportements de nos contemporains.

3. Les aides à la création, Via Design 2015. Éditions VIA.

4. Salon Maison et Objet, Paris, 23 au 27 janvier 2015,
Salon du meuble de Milan, avril 2015

Atmosphères.
Jeanne Quéheillard
Première publication in, Les aides à la création, VIA design 2015. Édition VIA.

Les technologies et systèmes techniques développés au cours du xxe siècle ont
permis l’invention de nouveaux objets et de pratiques inédites, provoquant
par là même un bouleversement inouï de nos modes de vie. Cependant, construire
un environnement capable d’intégrer ces technologies tout en prenant en compte
leur impact et leur utilisation reste encore nécessaire. C’est une des prérogatives
du design que de leur donner une habitabilité, en les ajustant à un milieu,
en quelque sorte en les domestiquant. Les designers de l’agence Normal Studio,
Jean-François Dingjian et Eloi Chafaï, en font une priorité : ils conjuguent,
à cet effet, confort et environnement. Ils soulèvent des hypothèses quant à l’utilisation
pertinente de certaines technologies, en regard des éléments qui conditionnent
notre environnement – l’air, la lumière, le son, l’information et l’énergie – et qui sont
un enjeu pour le confort et sa standardisation. Aujourd’hui, sur quelles modalités
le confort peut-il se proposer au quotidien ? À quels types d’objets peut-il se rattacher ?
Le projet Atmosphères apporte des réponses qui visent à une nouvelle définition
du confort en explorant la domesticité des technologies et en s’opposant à leur
invasion incontrôlée ou à leur domination. Ce qui a été admis comme éléments
de confort et de progrès – le chauffage et la climatisation, l’éclairage, la lumière,
le silence, les flux d’énergie, la réception et la diffusion de l’information – est revisité
en problématisant les standards qui existent actuellement dans l’habitat. Contrôler
les capacités d’une technologie et ses effets, analyser sa nécessité dans un lieu
et un moment donnés, reconnaître les conséquences parfois néfastes de techniques
utilisées sans discernement, sont autant de manières pour Normal Studio de déjouer
les normes et les comportements établis. Leur projet attribue ainsi à certains lieux
des fonctionnalités spécifiques comme la fraîcheur, la récupération d’énergie,
l’isolation phonique ou la transmission d’une information. Le Rafraîchisseur,
le Capteur, le Piégeur et le Diffuseur, en intégrant comme paramètres de conception
les caractéristiques de l’environnement et les capacités d’une technologie, deviennent
les témoins d’un design atmosphérique.

Atmosphères se fonde sur des principes déjà mis en exergue avec le Mur augmenté,
une recherche initiée alors que Eloi Chafaï et Jean-François Dingjian étaient invités
à donner leur vision du progrès 1. Les technologies y sont abordées, non pas par le biais
de la démonstration héroïque de leurs performances, mais dans ce qu’elles fabriquent
d’un environnement, en faisant alliance avec ce qui est à disposition. Utilisées
sans hiérarchisation, les technologies archaïques, vernaculaires ou contemporaines
se mixent, sans s’évincer ou se remplacer. En ce sens, elles sont sans époque.
Par exemple, en comparaison avec les constructions en pisé et en briques de terre crue
de la ville de Shibam au Yemen et les immeubles standards climatisés de Hong Kong,
on peut  dire que le Rafraîchisseur tente une troisième voie. Contrairement à une
utilisation généralisée du climatiseur devenu un des représentants dramatiques
des artefacts industriels du xxe siècle moderniste, il serait en quelque sorte
un climatiseur « régionaliste ». Ses effets sont localisés et issus d’un automatisme
dû à la réaction du matériau – la terre cuite – au contact de l’air. Cette technologie
de confort ne prêche pas la régression mais prend en compte la complexité des
relations à l’environnement, climatique en l’occurrence, dont elle sélectionne
certaines potentialités.

Les typologies d’objets proposées par Normal Studio sont des invariants
qui vont intégrer des technologies mises au service d’une situation et non l’inverse.
Pour conserver la domesticité de ces objets, il s’agit de mettre en relation ce qui est
performant et qui existe déjà fonctionnellement et formellement avec des technologies
nouvelles, et ainsi éviter la rupture pour la rupture. Le rapport forme-fonction
trouve ici une nouvelle équation, comme le démontre le meuble acoustique Piégeur.
Plutôt que « la forme suit la fonction », la forme (meuble) induit (toujours) une fonction
ou une alliance de fonctions, en l’occurrence ranger et absorber le son. Les formes
conçues par Normal Studio sont des médiums qui nous rapprochent plus des objets
que des technologies. Parfois, quand la technologie est invisible, ils réinterprètent
les formes en exagérant encore plus la fonction. Ce que réalise le Capteur. Plutôt
que simplifié et appauvri, ce grand miroir, bien que maintenu dans son usage
classique, s’augmente d’une autre fonction liée à sa capacité de captation, grâce
à l’alliance de la nanotechnologie et de la lumière.

Déjouant les standards et les aménagements normés issus des fondements industriels
du Mouvement Moderne, Normal Studio s’attache à penser la vie domestique
en termes de variabilité et de flexibilité. Le confort repose sur la possibilité
de qualifier des environnements et de différencier des utilisations. Il implique
de contrôler les effets, nocifs ou non, d’une technologie. Les objets se doivent d’offrir
des solutions mixtes qui permettent d’activer ou non une fonction. Ils définissent
des zones spécifiques et localisent des actions identifiables. Ainsi, le Diffuseur,
luminaire LiFi, filtre les flux d’informations et les localise. Il prend ainsi le contre-pied
du principe actuel qui veut que nous ayons accès à toutes les informations,
tout le temps, et en tout lieu.

À l’occasion de ce projet, plusieurs experts ont été invités à faire part de leurs
réflexions. L’ingénieur Benjamin Cimerman a permis de valider l’ingénierie du projet
tout en restant vigilant sur les dérives des normes et des innovations quand elles
négligent l’écologie d’un milieu. Le philosophe Bruce Bégout, par son approche
phénoménologique, a donné des outils conceptuels qui permettent de saisir l’écart
qui existe entre un design atmosphérique et un design d’ambiance, à l’heure où ces
champs d’investigation deviennent de véritables enjeux pour le design. L’architecte
et théoricien Luc Baboulet apporte une perspective historique au projet à travers
l’évocation de l’historien de l’architecture anglais Reyner Banham. Ce dernier pose
les technologies et le design comme clefs de lecture pour l’architecture, pensée
en tant que construction d’un environnement artificiel « bien tempéré ».
Les technologies participent selon lui d’un système d’habitat global et complexe,
radicalement isolé de tout contexte. A contrario de cette pensée, et en lien avec
les problématiques actuelles de l’environnement, les designers de Normal Studio
conçoivent des objets domestiques basés sur une souplesse d’échange, voire une
osmose, entre différents milieux grâce à une utilisation « tempérée » des technologies.
Les atmosphères hétérogènes ainsi conçues créent des perceptions et des sensations
non uniformes, grâce à des objets qui conservent la capacité incessante de produire
des lieux.

1. L’agence de design Normal Studio (Jean-François Dingjian
et Eloi Chafaï) a conçu le Mur augmenté pour l’exposition
« In Progress, Le design face au progrès », Grand-Hornu
Images (Belgique). Catalogue In progress, Monografik éditions, 2010.

objet et bien être ?